Robert-Bob-Bobik

Mes deux minutes de gloire au côté de de Niro et Jean Réno dans le film Ronin de John Frankenheimer

Si vous voulez savoir comment cela s’est passé en vrai, alors lisez ce récit aussi franc et massif que les tours du Kremlin à l’aube printanier !


–       Maître, que faut-il faire pour avoir le prix Nobel de littérature ?
–       Il n’y a pas de secret, il faut juste écrire.
–       D’accord, mais à qui ?

de la correspondance de Vladimir Nabokov

Pour mieux frimer, Stepa avait collé à Robert de Niro un diminutif à la russe, Bobik. Robert-Bob-Bobik. Vous pouvez dire : “ Eh, ben, voyons ! ”, autant que vous voulez, mais Stepa a bel et bien passé une journée avec le vrai  “ You talk to me ? ”. Comment est-ce possible ? Pourquoi lui, Stepa ? Ça aurait pu encore s’expliquer s’il avait été comédien, si sa tête avait figuré dans un catalogue quelconque ! Mais non, jamais de la vie. Le plus agaçant, c’est qu’il a toujours une preuve matérielle de ses exploits. Mais si avec des photos et les livres dédicacés il y a toujours un doute, qu’est ce que vous faites dans le cas précis de Bobik et de cette production américaine à cinquante millions de dollars ? Stepa trouve n’importe quel prétexte pour brancher une VHS calée sur ses deux minutes de gloire. Le voilà, et en face c’est Bobik avec Jean Reno en prime. Et ils discutent !

On peut comprendre ses potes qu’une veine pareille interpelle quelque part. Si un jour on nous dit que Stepa vient de causer au Pape à l’article de la mort, nous serons prêts à y croire.


Alors, pourquoi lui ? Les uns diront que la meilleure aventure de sa vie, Stepa la doit tout bêtement au copinage. Les autres, surtout Stepa, vous diront qu’il faut savoir lire entre les lignes du Livre du Destin. Si on considère que les amis nous sont envoyés par la Volonté Suprême, tout colle. Il se trouve que la mère de son filleul adoré, une femme très perspicace, avait une copine dans le casting. Et qu’une collègue de cette copine cherchait désespérément une tête de deuxième couteau russe à l’œil torve. “ Pascale a tout de suite pensé à toi ”, l’appela, tout heureuse, la mère du filleul.

Trois jours plus tard et pour la première fois de sa vie, Stepa se rendit à l’audition. Elle eut lieu dans un grand bâtiment de l’Art Studio devant la mémoire vivante du cinéma français, Margot Capelier en personne. Pascale lui avait expliqué le personnage, en précisant que tout dépendait d’elle. Il paraît que Margot a commencé avec “ Les enfants du Paradis ” et qu’elle n’a fait qu’une petite pause de quelques années, quand elle est allée à Dachau avec d’autres figurants de la guerre. Elle a survécu, on ne sait par quel miracle à ce scénario et a continué de mettre en selle les stars françaises, Stepa a entendu entre autres le nom de Juliette Binoche. 

D’après les dires de Stepa, cette rencontre fut un choc. Quand il vit la doyenne, ses pieds se soudèrent au plancher. Margot Capelier avait son double à Moscou ! Plus exactement, elle avait eu son clone, parce que Lioubov Mikhaïlovna, la tante de son ami d’enfance Michania, n’était plus de ce monde. Il ne s’agissait pas seulement de la ressemblance physique, ni même de la posture à l’équerre due aux hernies discales incurables. Il y avait un détail qui acheva Stepa. Les chaussures en feutre ! En Russie, on les appelait “ adieu la jeunesse ”. Cette babouchka française portait les mêmes bottines que Lioubov Michaïlovna, avec une fermeture éclair en haut. Stepa avait toujours pensé qu’on ne les produisait qu’en ex- U.R.S.S.

–  Stépan Tchépikov , prononça la voix de Lioubov Michaïlovna.

– Merde, sa voix , se dit Stepa. Les idées commencèrent à bousculer dans sa tête comme des canaris en cage au début du printemps. Bon ou mauvais signe ? Sûrement positif, parce que de son vivant Lioubov Mikhaïlovna aimait bien Stepa.

– Tchépikov, tu es sourd ? Ferme la bouche. Tu as vu un fantôme ? 

– Excusez-moi, vous n’avez pas de parents en Russie ?  Le fait que Margot l’ait tutoyé lui parut tout à fait naturel.

– Qui sait, qui sait… assieds–toi. 

Stepa s’assit et ils se regardèrent dans les yeux.

– Combien je vous dois pour m’avoir donné cette chance ? demanda Stepa en se composant la tête d’un Russe qui sait renvoyer l’ascenseur. Margot sourit, ils se comprirent bien.

– Tu te demandes pourquoi je continue de travailler ? À mon âge ! Eh bien, pour acheter des cadeaux à mes petits-enfants ! Tu vois ce que je veux dire ? 

Oui, Stepa voyait très bien ce que tout ça voulait dire. Dorénavant, il pouvait être tranquille, “ acheter des cadeaux pour les petits-enfants ”, c’était du vocabulaire de la tante défunte. “ C’est elle, se dit Stepa, je vais jouer avec de Niro ”.

Lioubov Mikhaïlovna Capelier le mit devant une caméra, avec un texte pas trop compliqué (heureusement pour son niveau d’anglais) en trois langues et demanda à Stepa de faire sa plus méchante tête. Stepa se donna à fond.

– Encore plus méchant, l’œil plus méfiant, s’il te plaît, glapit Margot. “ Pense à quelqu’un à qui t’aimerais bien casser la gueule. Je vois bien que la liste est longue. ”

Frankenheimer

Soit Margot, en vraie professionnelle, voyait juste, soit feue tante Lioubov y était pour quelque chose, mais tout se déroula à merveille. Une fois l’épreuve finie, Margot expliqua à Stepa qu’elle allait envoyer la vidéo de ses exploits et de ceux des autres à Frankenheimer. Dans quinze jours, le Maître se rendrait à Paris pour voir tous les prétendants sélectionnés aux rôles de deux minutes. Stepa connaissait vaguement le nom du réalisateur, mais on lui expliqua que c’était une pointure à Hollywood.

Après dix-sept jours dont Stepa compta chaque heure, il entendit au téléphone :

– Tchépikov, rendez-vous avec Lui demain… À l’hôtel Saint-James… T’as des chances ”.

Malgré le bon pressentiment, enfoui, pour ne pas agacer le Destin, au plus profond de son âme, le cœur de Stepa battait la chamade. Il fut obligé de boire un verre, voire deux – mais pas plus, il fallait penser au lendemain.

L’hôtel laissa une très bonne impression à Stepa, il aimait l’art déco, en plus, c’était spacieux et donc cher. Stepa avait la gorge sèche et il se permit un Perier au bar. En rotant discrètement il aperçut au fond du salon Margot et son assistante qui, telles Robinson et Vendredi, agitaient les bras à son intention. Stepa courut vers elles. Margot était méconnaissable, une belle robe sombre à col Mao, de nouvelles “ adieu la jeunesse ”, les cheveux soigneusement tirés en arrière et même un peu de maquillage sur les paupières plissées. Elle jeta un regard panoramique sur Stepa, tira sur les bords de son veston en enlevant, en même temps, une tache inexistante. Du coup son regard changea, il devint exactement le même que celui de la tante de Michania quand elle lui avait filé les trois roubles nécessaires pour soigner sa gueule de bois permanente à l’époque. Stepa ressentit un léger picotement dans les narines.

– Écoute Tchépikov, Il voit encore une personne et après c’est ton tour. 

Stepa n’eut pas le temps de finir un autre Perier qu’il fut appelé par l’assistante qui roula des gros yeux, du genre “ c’est le moment ”. Ils se précipitèrent au fond du salon où l’on voyait flotter, au-dessus du dossier d’un grand fauteuil, une touffe de cheveux blancs. Sur l’accoudoir, une jambe chaussée de Church faisait la pendule. Contournant le fauteuil, Stepa découvrit trois tabourets disposés en demi-cercle en face du réalisateur du “ Piège fatal ”. L’un d’entre eux était déjà occupé par Margot.

– Voilà, Maestro, entama-t-elle, je vous présente Stepa Tchépikov, pour le rôle du propriétaire russe d’un garage mafieux. Il n’est pas professionnel, mais quelle tête… 

 Stepa observait avec beaucoup de sympathie l’homme assis en face de lui. Frankenheimer avait un beau visage surmonté d’une tignasse blanche. Même noyé dans le fauteuil, on voyait que c’était un grand gaillard élancé. Stepa reconnut tout de suite un membre émérite de son Ordre Mondial des Alcoonautes. Le Maître était éméché. La nonchalance avec laquelle il sirotait un verre de whisky montrait bien que ce n’était pas le premier de la journée. Après chaque lampée, son futur patron mâchait l’intérieur de sa joue gauche en guise de zakouski.

– Vous n’êtes pas comédien ? l’homme fatigué parlait le franco–anglais classique qu’on aime tant imiter.

– I don’t, sir, hasarda joyeusement le futur garagiste dans son anglais cauchemardesque. Cet enthousiasme arracha un vague sourire au Tout Puissant. Stepa entendit Margot et son assistante soupirer de soulagement à l’unisson.

– Vous avez raison, reprit Margot d’un ton apaisé, il sera parfait, une brute maligne, comme vous l’avez pensé ”.

Frankenheimer commença à expliquer le rôle, mais, au bout de deux phrases il laissa tomber. Ce n’était pas seulement dû à la fin d’une après-midi bien chargée. Stepa le comprit en lisant la page du scénario le concernant. La scène était inventée pour montrer l’affiche du ballet sur glace en face du garage. Les deux phrases qu’il avait à prononcer étaient d’une stupidité affligeante. Stepa ne comprenait pas ce que le docteur Jivago était venu faire là-dedans, apparemment les scénaristes s’étaient trompés d’époque. Autrement dit, le passage de Stepa à l’écran représentait tout ce qu’il détestait voir au cinéma, quand il s’agissait des “ Russes ”.

Évidemment, il s’en foutait comme de la neige de l’hiver dernier sur la place Rouge. Passer une journée avec Bobik, c’était cela qui comptait. Cet avis était partagé par tous les participants à cette gigantesque entreprise. Le chauffeur personnel de Stepa prétendait être directeur de production dans sa vie normale, mais comme il s’agissait de de Niro… Et en plus c’était royalement payé.

Et oui, Stepa non plus n’avait jamais gagné aussi facilement l’argent ni en Russie, ni en France. Un cachet de cinq mille francs pour une journée de “ travail ” avec Bobik ! Et Jean Reno ! Et Frankenheimer, qui n’est pas la moitié d’une pomme, lui non plus. Et enfin, ce tournage était l’occasion de voir une Grande Production. Pour l’œil, certes torve, mais novice de Stepa, cette démesure n’avait aucun sens. Tenez, tous les comédiens de deux minutes avaient soit une 4×4, soit une Mercedes avec chauffeur. Sans parler d’une caravane cossue – meubles en cuir, télé couleur, coin cuisine et tout le toutim. Toute cette profusion tapait sur les nerfs de Stepa. Sous prétexte qu’il était un fils des appartements communautaires, il avait demandé à partager une caravane avec l’autre Russe. Pas question ! Même pour aller au garage, situé à deux pas, chacun était sommé de prendre sa voiture. Pour aller pisser, idem ! Stepa n’avait jamais vu autant de glandeurs en même temps dans un même lieu. C’était pire qu’en Russie… Pour un machino qui plantait un clou, il y avait trois chefs prêt à intervenir si jamais il tapait à côté. Pour sa part, Stepa avait deux mecs cravatés pour veiller sur lui… ou plutôt sur la voiture rouge qui était au centre de l’action ; dès que Stepa s’approchait d’elle, les têtes des deux gugusses surgissaient illico au-dessus de ses épaules. Par la suite, Stepa apprit que la voiture était le dernier modèle de Ferrari et que ses anges gardiens étaient des assurances. Stepa songeait déjà à laisser choir une grosse clé à molette sur le pied d’un des gars, quand tout commença.


*

Avant de passer, concrètement, à cette journée historique, deux mots sur le comédien qui jouait l’interprète. C’était un petit grincheux – souffreteux, avec la tête de l’emploi, barbichette blanche, cravate, casquette et pardessus froissé. Depuis le matin, la barbichette n’arrêtait pas de rouspéter contre la production.

– L’Actor Studio, mon cul ! grinça-t-il dans l’oreille de Stepa. Ils ne m’ont même pas envoyé le scénario, juste une page de texte débile. Comment voulez-vous que j’applique la méthode de Stanislavski à ces deux lignes mal tapées ? Et je ne comprends pas tout ce bruit autour de… qui ? Robert de Niro ? Mais qui c’est celui-la ? Je connais Katchalov, Chepkine, Masjoukhine, à la limite Gérard Philippe ! Mais qui est-ce de Niro ? Et d’abord, pourquoi n’est-il toujours pas sur le plateau ?  Stepa l’écouta à peine. “ Combien coûte tout ce monde ? ” pensa Stepa en observant la fourmilière faire son cinéma autour de lui. Il se souvint qu’un mois auparavant on l’avait emmené dans un vrai garage pour qu’il apprenne à dévisser un écrou d’une manière professionnelle, avec des mouvements d’authentique mécano. Stepa avait bavardé un peu avec les gars et s’était fait ramener dare dare chez lui.  “ Combien ont-ils facturé cette journée aux Amerloques ? ” n’arrêtait pas de se demander Stepa. Si on jugeait d’après les tronches de glandeurs explicitement satisfaites, ils avaient tapé un max.

  L’apparition de Frankenheimer devant la voiture rouge sortit Stepa de sa torpeur. Le Maître arborait une tête assortie à la couleur de l’engin. Les trois premières secondes, Stepa ne comprenait pas d’où lui venait l’impression que quelque chose n’allait pas. Il jeta un coup d’œil sur son souffreteux de compagnon qui, la tête en arrière et la bouche entrouverte, fixait intensément la chevelure du réal. Stepa suivit son regard avec inquiétude et sa bouche s’ouvrit comme celle de son comparse. La formidable tignasse blanche, si admirée par ce dégarni de Stepa, était un peu de travers et offrait une vue sur le duvet innocent du côté gauche du crâne. “ Une moumoute ! Il a une moumoute ! ”, siffla l’interprète en tortillant les lèvres de côté de Stepa. “ Moumoute ou pas, je ne peux pas dire, mais Frankoucha a une grave gueule de bois, ou je ne m’y connais rien ”, songea Stepa, en collant au réal un diminutif par pure sympathie.

Frankoucha commença à donner toutes sortes d’ordres que le petit peuple du tournage feignit d’exécuter avec empressement. Au bout de deux minutes ils arrêtèrent de faire semblant. Tout le monde fixait la porte du garage et, comme c’est souvent le cas, personne ne vit Bobik arriver. Jean Reno, oui ! Bobik, non ! 

En tournant la tête, Stepa aperçut de l’autre côté de la Ferrari un rouquin de taille moyenne qui l’observait en souriant. Il lui fallut deux grosses secondes pour réaliser que c’était Bobik en personne, juste teint en roux pour les besoins du film. Comme ils n’étaient séparés que par la largeur de la voiture, il ne pouvait pas se tromper ! Bobik le regardait lui, pas l’interprète à sa gauche. Alors Stepa osa lui aussi un sourire et un fort courant de sympathie s’installa illico entre eux. 

Soyons clairs! Aucun ami de Stepa, même moi, ne peut savoir comment ça s’est passé en réalité. En particulier au sujet de ce coup de foudre en question. Alors, nous n’avons qu’à laisser Stepa rajouter les couches à fur et à mesure des années qui s’écoulent.

À onze heures et demie, Frankenheimer, la moumoute (ou pas ?) toujours de travers, commença à mettre en scène. Il disposa Bobik et Reno d’un côté de la bagnole, l’interprète et Stepa de l’autre. Ceux qui ont vu le film se souviennent de l’insignifiance de cette séquence. Les deux scènes à jouer étaient aussi surréalistes que les dialogues. Imaginez un garagiste mafieux censé être le confident des Russes qui roulent en Ferrari. S’il est encore en vie, c’est justement parce qu’il sait faire la carpe. C’est la raison pour laquelle le cahier des charges de Margot Capelier indiquait, pour le garagiste, “ tête méfiante – œil torve ”. Méfiante la tête ! Le mec ne fait confiance à personne. Et voilà que Bobik apparaît comme une fleur, flanqué de Double Patte et Patachon et qu’après trois secondes de conversation digne de piliers de bar tabac, Stepa court au téléphone pour appeler on ne sait quels parrains russes ! Faut-t-il préciser que d’après le scénar, Bobik et compagnie étaient des parfaits inconnus pour Stepa ? Or, soit Stepa a cédé immédiatement au charme muet de Bobik (qui se contente de regarder Stepa), soit il a eu la trouille du grand Jean Reno. Ou, troisième hypothèse, l’interprète a prononcé une formule magique. Pour qu’il n’y ait pas de doute, voilà à quelques mots près leur dialogue en russe :

L’interprète 

–       Vous vivez depuis longtemps à Paris ?

Stepa ( en faisant les mouvements d’un vrai mécano)

–       Depuis longtemps… longtemps…

L’interprète 

–       Vous connaissez beaucoup de monde ? ( sous-entendu : des Parrains russes)

Stepa

–       J’en connais… J’en connais…

Jean Reno (qui inopinément comprend le russe))

–       Ceux qui jouent gros aux cartes, ont de grosses bagnoles, beaucoup d’argent.

L’interprète

–       Ceux qui ont la couverture diplomatique… des anciens grands pontes…

Stepa

–       Le KGB ?

L’interprète

–       Possible, tu sais, ceux qui portent des chapkas en fourrure précieuse… En un mot, le docteur Jivago (texto)

Stepa (qui esquive, compréhensif)

–       Des gardes du corps partout…

L’interprète

–       T’as tout compris…Tu peux nous les trouver ?

Stepa (hésitant)

–       Je n’ai pas le temps, pas le temps…

L’interprète (en tapotant Stepa sur l’avant-bras)

–       Allez, allez, trouve-le, le temps…

Stepa (il craque)

 –   Bon, venez voir… Et ils se dirigent tous vers le téléphone accroché à la sortie du garage afin qu’on puisse voir la fameuse affiche du ballet sur glace.

Récapitulons la situation. Il est vrai que le KGB (TCHEKA à l’époque), la Nomenklatura et les chapkas en zibeline existaient déjà aux début des années trente où se déroule l’action du roman de Boris Pasternak “ Le Docteur Jivago ” . C’est un fait. En ce qui concerne la Ferrari telle qu’on la voit dans le film, c’est moins sûr. Mais de l’autre côté, arrêtons de chercher la petite bête aux Amerloques ! Faut pas charrier ! L’action se déroule au XXème siècle, c’est déjà ça, il y a juste un trou d’une soixantaine d’années !

Le fait que sa fille irait voir ce film à Moscou et entendrait ces âneries rendait Stepa un peu triste. Mais sinon il ne se posait pas de question sur son jeu, il n’était pas comédien. A texte simplet, interprétation à l’avenant. Malheureusement, ce n’était pas le cas de l’adepte de Stanislavski (à qui Stepa donnait la réplique). Il est vrai que le moment pour faire chier le réal était mal choisi. Il était midi passé, l’instant de la journée où la nervosité et l’envie de soigner sa gueule de bois sont à leur comble. Ne faisant pas d’entorse à la règle, Frankoucha avait une grande envie de commencer à tourner au plus vite, avant la pause déjeuner. Or, quelques approches dramaturgiques de la vieille école russe proposées par la barbichette mirent le réal hors de lui. La barbichette trinqua pour tout le monde et joua sans le savoir le rôle de paratonnerre. Tel Zeus, Frankoucha lança des foudres chargées d’une énergie négative retenue depuis le matin. Un peu plus et on voyait cramer la casquette de l’interprète.

En observant cette scène, Stepa admiratif, pensa que c’était le réal qu’il fallait tourner, tellement il était vrai. Son attitude était un classique du genre, et Stepa s’y était tout de suite reconnu. De rouge, la tête de Frankoucha était devenue écarlate. Il moulinait avec ses énormes bras, rappelant le chevalier au Triste Visage en train de rouspéter son Sancho. On n’entendit que quelques bribes bilingues et postillonnantes : “  Not russian théatre ! ! ! Pas Stanislavski…It is a movie… Cinéma, cinéma… Understood ? … Jouer simple… not big émotions, not exagérations, take it  easy ! ”

Comme c’était souvent le cas, Stepa se sentit du coup de la compassion pour son camarade mal aimé. Il servait trop souvent de tête de Russe à ses nouveaux compatriotes pour ne pas se sentir concerné. En même temps il se disait que l’autre n’avait qu’à s’en prendre à lui-même pour son manque d’observation. Un comédien russe qui ne connaît pas la mécanique élémentaire du syndrome de gueule de bois est un imposteur. Le plus étonnant, c’est qu’en bavardant plus tard avec Jean Reno, Stepa découvrit que celui-ci éprouvait le même sentiment de gêne quand la barbichette subissait les assauts de Frankoucha. 

En somme Stepa était content que ça ne tombe pas par ricochet sur lui. C’était plutôt le contraire. Frankoucha, comme tout alcoolo-intello, savait parfaitement que ses réactions étaient exagérées, et que la barbichette ne méritait à ce point pas d’être l’objet de son ire. Alors, instinctivement, pour montrer que son attitude n’avait aucun rapport avec la quantité de Glenfidich glougloutée la veille, il fit de Stepa son chouchou. Dès la première prise, Frankoucha  se montra émerveillé par tout ce que faisait Stepa. Il pouvait même fumer en donnant sa réplique. C’était même recommandé. Un glandeur préposé à cet effet lui proposait sans arrêt des paquets de Malboro. Par la suite, Stepa vit dans le générique que le tabagiste “ number one ” faisait partie des sponsors. La bienveillance du Maître envers Stepa dura toute la journée. Même l’après-midi, alors que Stepa ricanait bêtement au bout du téléphone vide, le réal trouvait la scène naturelle et pleine de sens. “ Peut-être que je ne serai pas trop coupé au montage ? ” Stepa cracha trois fois par-dessus son épaule gauche pour conjurer le sort.

Il n’en était pas de même pour la barbichette qui poursuivait son calvaire. “ Vous avoir dire too small phrases … It’s easy… Simple… Not faire grimaces like monkey… – s’acharna Frankoucha. C’était la quatrième prise et Bobik commençait à donner des signes d’impatience. Mais d’une manière plutôt sympathique, genre amuseur de galerie. Entre autres, en regardant s’expliquer Frankoucha et la Barbichette, il faisait la tête “ you fuck my wife ? ”. Pendant ces prises Stepa et Bobik restèrent face à face un bon bout de temps et échangèrent même quelques paroles. Une fois de plus, Stepa maudit sa fainéantise. Son anglais laissait toujours à désirer ! Imaginez la situation, vous vivez la rencontre de votre vie, vous cherchez frénétiquement quelques mots peu banals et quand ils sortent en vrac de votre bouche, on ne comprend rien à cause de votre accent, qui ne fait rire que vos amis en fin de dîner. 

Quoi qu’il en soit, pendant plusieurs conférences de presse données par Stepa à ses amis, un verre dans une main, un cornichon salé dans une autre, il répéta sans relâche que Bobik était un gars très cool et très intelligent. En un mot, un Poids Lourd Naturel. Stepa, adepte de la boxe anglaise, utilisait ce terme dans les cas rarissimes où il parlait d’un talent inné doublé d’une personnalité hors du commun. Surtout, il ne fallait pas le

Il y a encore un détail dont Stepa ne parle qu’après avoir bu un litre de la maudite. Naturellement, peu de gens peuvent supporter de telles charges, donc nous ne sommes qu’un petit comité à savoir qu’il y a une grosse épine dans son cœur arythmique. Quand Stepa atteint ce stade, il soupire profondément et commence à chanter une berceuse russe avec une pointe de reproche dans la voix : “ Bobik, Bobik, Bobikovskiï… Ne te couche pas au bord du lit…Bobik, Bobik, Bobikovskiï, un louveteau viendra et te mordra les côtes ”. Ensuite, nous avons droit pour la énième fois à l’épilogue de ce chapitre de la vie de Stepa.

Un mois avant le tournage, il commanda à une librairie anglaise “ Le Maître et Marguerite ” de Mikhaïl Boulgakov. Par ailleurs, il écrivit trois pages de texte dense où il expliquait pourquoi, malgré toutes les tentatives déjà avortées, il fallait absolument en faire un film. Stepa fit traduire ce texte à une copine américaine, à qui il donnait des cours de russe. Il proposait à Bobik de participer à ce projet en tant que comédien, réalisateur, producteur ou ce qu’il voudrait. Stepa ne s’étala pas à son propre propos, précisant seulement que la direction artistique, une figuration, ou à la limite un poste de glandeur de tournage, lui conviendraient parfaitement.

Tout à ses préparatifs, Stepa se disait que c’était juste pour se marrer et faire plaisir à Bobik en lui offrant le bouquin. Il n’était pas assez naïf pour espérer une suite quelconque. Mais le diablotin assis sur son épaule gauche (les Russes lui crachent dans les yeux pour l’empêcher de voir au plus profond d’eux mêmes), lui radotait autre chose : “ On ne sait jamais. Ne sois pas idiot, des rencontres comme ça, tu n’en feras plus. Par contre, si tu n’agis pas, ça va être Le regret de ta misérable vie. ” C’est pourquoi Stepa passa à l’acte. Profitant de la bienveillance de Bobik, il demanda à lui rendre visite dans sa caravane lors de son quatre heures. “ Sure, sure, no problem, come in” – répondit Bobik.

Si la caravane de Stepa était grande, celle de Bobik était carrément énorme. Sur un fond étoilé – on aurait dit un planétarium-  Stepa aperçut un lit à baldaquin. Il faisait encore jour, mais les stores étaient fermés. Bobik mordait dans un sandwich jambon beurre préparé par une femme qui ne le lâchait pas d’un pouce, même pendant le tournage. Stepa ne réussit pas à définir leurs liens de parenté. Il offrit le livre et tâcha, en trois secondes et trois mots d’anglais, d’enflammer Bobik. Il lui apprit ô combien Boulgakov était génial, en lui expliquant qu’il lui suffirait de lire le premier paragraphe du chapitre deux pour tout comprendre. C’est justement là où Stepa avait mis la lettre, une sorte de pense-bête à l’intérieur du volume, regardez si ce n’est pas écrit pour vous : “ Drapé dans un large pardessus blanc à doublure écarlate et avançant de la démarche traînante propre aux cavaliers, un homme apparut sous le péristyle qui séparait les deux ailes du palais d’Hérode le Grand. C’était Ponce Pilate, procurateur de Judée… ”   Bobik, toujours en train de mâcher son sandwich, opina du chef : 

-Nikita Mikhalkov m’en a déjà parlé. Il a pensé à moi pour le rôle de Woland ”.

-Bien sûr ! Le rôle de Woland, c’est ce que tout le monde attend de vous. Il faut que vous jouiez Ponce Pilate, c’est beaucoup plus intéressant. ”

À vrai dire, je ne pense pas que leur conversation, si elle a jamais eu lieu, était aussi soutenue. Tout d’abord le niveau d’anglais de Stepa ne le permettait pas. Mais le fait qu’il fourgua tout le bazar (le livre, la lettre et la bouteille de Stolitchnaïa pour Frankoucha) à Bobik, est indéniable. Je lus et relus la courte lettre de Tribeca productions, la boîte de Bobik, où ils s’excusent du manque de temps pour la réalisation de si grand projet. Signé Jane Rosenthal pour Robert de Niro. A tous les coups, en montrant ce document historique, Stepa soupire “ Ca lui aurait cassé le bras de signer lui-même ? ”. Et le pire, c’est qu’ils renvoyèrent le bouquin. Stepa, blessé, le réexpédia avec une seule phrase –  It’s a gift ”.

La fin, absolument logique, de cette histoire nous rend un peu tristes. Mais d’après Stepa il y a toujours de l’espoir. Le soleil n’est pas encore couché, comme disent les Russes.

–  On a encore quelques années devant nous, moi et Bobik – aime répéter Stepa en crachant par-dessus son épaule. On ne sait jamais… Peut-être qu’un jour, ils se souviendront de mon œil torve. Un coup de fil inopiné et la voix de Frankoucha de l’autre bout du monde : – Hi, camarade, on a pensé à toi avec Robert, serais-tu disponible dans une quinzaine de jours ? ”

Je regarde la tête rêveuse de Stepa et je me dis que la vie n’apprend rien à cet énergumène. Mais je note, je note quand même, tel Mathieu Lévy, tout ce qu’il dit. On ne sait jamais…  Sauf que, comme tout le monde le sait, Frankoucha a passé l’arme à gauche il y déjà quelques années de ça.

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